Les jolies histoires adoucissent les mœurs. En cette fin d'année 2024, La Maison du Passif vous propose de découvrir le destin - fictif - d'un radiateur installé dans une école rénovée en passif... Bonne lecture !
Au chômage technique. Moi ! Vous imaginez ? Me mettre, moi, au chômage technique ? Après plus de 30 ans de bons et loyaux services ? J’en ai le robinet de vidange qui déboulonne, le purgeur qui siffle, les colonnes qui vrillent ! Je bous de l’intérieur – et pourtant, voilà belle lurette que je n’ai plus réchauffé personne.
Quand j’ai entendu parler du projet de rénovation la première fois, je ne me suis pas méfié. La Proviseure était venue en discuter avec Monsieur Lund, le prof de physique, après les cours. Il avait gelé ce jour-là – je m’en souviens comme si c’était hier –, et j’avais tourné à plein régime.
– Bonsoir Adam, vous allez bien ?
– Parfaitement Madame la Proviseure, je vous remercie. Et vous ?
– On ne peut mieux. Je suis venue vous dire que le conseil départemental a pris sa décision au sujet de la rénovation du collège. Ils veulent un projet exemplaire du point de vue écologique et souhaitent que l’établissement soit adapté aux standards passifs. Le concours sera bientôt lancé ! Je sais que le sujet vous intéresse, alors je tenais à ce que vous soyez le premier informé.
Ils avaient quitté la salle B115, poursuivi leur conversation dans le couloir. Je n’avais donc pas entendu la suite, mais je ne m’inquiétais pas. Depuis la construction du collège et ma prise de service en 1992, je n’avais jamais failli, jamais fui. Chaque année, une nouvelle génération d’adolescents venait se coller contre moi, profiter de ma chaleur réconfortante pendant les interminables leçons de Madame Guillot… Chaque année, je voyais partir une autre génération de futurs adultes. Moi, je restais, toujours fidèle au poste. À l’époque, j’étais certain de mon allure – il faut savoir que je suis un élégant modèle en fonte, sur pieds, pas l’un de ses vulgaires grille-pains suspendus –, et j’aurais parié mon poids en robinets thermostatiques que les architectes tomberaient sous mon charme. Qu’ils feraient tout pour me préserver, quelle que soit l’ampleur des travaux. Pfff. J’aurais préféré me tromper ; tant d’ironie, ça fait froid dans le dos…
Le pire dans tout ça, c’est qu’en mauvais héros de tragédie grecque, j’ai mis du temps à entrevoir le dénouement de cette histoire. Le temps du concours et de la phase de conception, des années se sont écoulées avant que le collège ne ferme. Puis, le chantier a démarré et j’ai dormi pendant trois ans. Quand je me suis réveillé, tout engourdi, le jour de l’inauguration, je n’ai pas compris tout de suite ce qu’il m’arrivait. Nous étions en septembre ; dehors, il faisait un temps effroyable, je le voyais bien grâce aux grandes fenêtres qui m’offraient une vue impressionnante sur la rivière, au sud. Dans la salle de classe où j’avais été installé, l’air était pur, et surtout, il faisait doux. Si doux. Merci qui ? Merci Bibi ! Je reprenais du service, ne manquaient plus que les petits jeunes pour marquer le début de cette rentrée qui s’annonçait mémorable ! Je me sentais chaud bouillant quand, soudain, la vérité me sauta au visage, ou plutôt au conduit : je n’avais jamais été raccordé. J’étais là, aussi utile qu’une plante verte, pour mon cachet, pour faire joli ! Il faisait délicieusement bon dans cette salle de classe malgré la météo atroce, et je n’y étais pour rien…
C’est Monsieur Lund qui, lors du premier cours de physique de l’année, diagnostiqua les raisons de mon désespoir. Il l’écrivit en lettres de craie sur le tableau noir: « Qu’est-ce qu’un bâtiment passif ? » Aujourd’hui, avec le recul, je trouve qu’il en fait quand même beaucoup, ce bâtiment, pour quelque chose de passif. Alors que moi, je ne fais plus rien. Heureusement, les élèves s’adossent toujours tout contre moi pendant les leçons de Madame Guillot…